Derrière leurs barreaux, les militants égyptiens continuent de se faire entendre : avec poèmes ou écrits qu’ils font sortir lors de rares visites, ils rejoignent une « littérature de la prison » devenue un genre à part entière dans le monde arabe.
Le plus célèbre d’entre eux, Alaa Abdel Fattah, 39 ans dont sept passés en prison sous le régime de Hosni Moubarak puis sous tous les pouvoirs qui se sont succédé en Egypte jusqu’à celui, actuel, du président Abdel Fattah al-Sissi, sort cette semaine un livre en anglais. Publié par une maison d’édition britannique, « You have not yet been defeated », (Tu n’as pas encore été vaincu) l’ouvrage – une compilation d’écrits jetés sur papier depuis la « révolution » de 2011 qui a renversé Moubarak – a même été préfacé par l’auteure canadienne Naomi Klein.
« Ses écrits ont des tonalités différentes : technique, passionnée ou poétique », raconte sa mère Laila Soueif, figure de proue des droits humains en Egypte. « La forme peut différer mais au fond, il ne parle que d’une chose: la justice », explique-t-elle. La dernière fois que cette professeure de mathématiques a vu son fils, il venait d’être amené en fourgon blindé de sa prison de haute sécurité à un tribunal d’exception qui, après plus de deux années de détention préventive, lui notifiait enfin la raison de son enfermement : « diffusion de fausse nouvelle ».
Régime impitoyable
Pour Elliott Colla, professeur de littérature arabe à l’Université de Georgetown, « on ne peut pas comprendre l’Egypte si on ne comprend pas ce qui se passe dans ses prisons ». Déjà sous Gamal Abdel Nasser, figure de proue du monde arabe des années 1950 jusqu’à sa mort en 1970, les prisons d’Egypte ont vu défiler leur lot d’écrivains tenant la chronique de la vie de détenu d’un régime impitoyable avec son opposition.
Les célèbres Sonallah Ibrahim ou Gamal Ghitani ont laissé des écrits terribles, mais « si les prisons de Nasser étaient effrayantes, les gens pouvaient publiquement exprimer leur solidarité avec les détenus et leur envoyer des livres, de la nourriture ou des vêtements », raconte Elliot Colla. « C’est très différent sous Sissi ». Cet universitaire a également traduit les poèmes d’un compagnon d’infortune d’Alaa Abdel Fattah, Ahmed Douma, à partir de morceaux de papiers passés en douce à des avocats.
Raison de sécurité
Ce militant aujourd’hui âgé de 36 ans a été l’une des figures de la « révolution » de 2011. Deux ans plus tard, il était emprisonné pour six chefs d’inculpation différents et est depuis à l’isolement. Son livre, « Curly » (« Frisé » en anglais), publié par une maison d’édition égyptienne, a été exposé à la Foire internationale du livre du Caire en juillet. Puis rapidement retiré pour raison de sécurité.
« On était heureux parce qu’Ahmed avait un but avec ce projet de publication », se rappelle son frère Mohamed qui lui a envoyé un exemplaire du livre édité en prison. Il ne sait pas si son colis est finalement parvenu à son destinataire. « Mais il a vite déchanté en apprenant que son livre était interdit à la Foire du livre ».
D’espérances en désillusions, la famille Douma a aussi cru à une fin heureuse quand elle a appris au début du mois qu’Ahmed pouvait demander une libération conditionnelle car il avait purgé la moitié de sa peine. Mais l’administration pénitentiaire leur a annoncé le prix à payer pour déposer la demande de conditionnelle : six millions de livres égyptiennes, soient près de 330 000 euros.
Intellectuels formés en prison
Pour le moment, Ahmed Douma est donc toujours dans une cellule où il a déjà attrapé deux fois la Covid-19, assure son frère. Dans un de ses poèmes écrits à l’isolement, le militant affirme : « pas de temps pour la dépression, aucune chance à la tristesse, le torrent se déverse ». C’est Ahmed tout craché, jure son frère. « Aux audiences au tribunal, on était les deux seuls à sourire et même à rire des deux côtés de l’épaisse plaque de verre » du box des accusés, raconte-t-il. « Tous les autres autour pleuraient mais nous, on a le même caractère ».
Dans un pays qui compte aujourd’hui 60 000 détenus d’opinion, selon des ONG de défense des droits humains, et a connu des générations d’intellectuels formés dans les prisons, ces écrits sont loin d’être isolés, assure Elliot Colla. « La littérature de la prison n’est pas un art mineur dans la littérature arabe moderne. Dans certains endroits, elle est même le genre dominant des meilleures productions. »
SOURCE : AFRICANEWS